Défi "confinés inspirés"

Défi J22 : Une injustice (1/3)

Subir une injustice, ça marque. À vie. L’enfant la ressent violemment : l’ordre du monde bascule, dans l’instant. Les frontières entre le bien et le mal s’effacent, on plonge dans une absurdité révoltante, douloureuse.
Marie, Margaux et Michel ont écrit une injustice, qu’ils n’oublieront pas.

Photo : Paula Schmidt


Conte de « pas Noël » (Marie S.)

Il était une fois une petite fille appelée Marie qui vivait dans une minuscule maison au bout d’un chemin, près d’une grande forêt. La famille n’était pas bien riche mais il y avait toujours à manger sur la table pour les six bambins. 

Marie attendait plus que tout au monde le jour de Noël, tant les jouets manquaient à son quotidien. Son imaginaire y travaillait et avec son grand frère Eric, il lui arrivait de les matérialiser. C’est ainsi que de leurs petites mains sont apparues des billes en terre glaise multicolores. 

Un beau jour, comme par enchantement, les deux enfants ont fabriqué une voiturette de bois, de paille et de tôle, laquelle les conduirait vers la grande ville… Leurs parents ignoraient l’existence de cabanes bien dissimulées dans leur forêt magique où leurs amis les animaux les attendaient.

Ce matin-là, la petite Marie se préparait à un merveilleux spectacle et n’en pouvait plus d’attendre le Père Noël. Au pied du sapin vert, dans un coin de la cuisine, quelques paquets et mandarines avaient été disposés dans les petits souliers. Mais la fête ne pouvait pas laisser danser le cœur de la fillette car tout près de ses bottillons, le martinet familial, élimé, avait été posé sur les chaussons de son frère. Non, ce n’était pas juste, comment le Père Noël pouvait-t-il avoir fait une chose pareille ! 

Oh, elle avait bien remarqué du haut de ses cinq ans que son père n’aimait pas beaucoup le garçonnet et qu’il le corrigeait à la moindre bêtise, et cela même s’il n’en n’était pas l’auteur. 

Ce qu’elle apprit plus tard lui laissa imaginer les sentiments de son père : Eric n’était pas le fils de cet « ogre ».


Main gauche (Margaux)

Écrire de la main gauche, est-ce un crime ?
À mon époque, cela en était un, il faut croire ! Cette affreuse maîtresse me marquera à jamais. Elle était pourtant détestée de tout le monde. On l’appelait la mère Millet ou « poils aux pattes ». Il est vrai que de longs poils noirs couraient sur ses jambes. Très brune, velue, elle ne se rasait pas. Pas très aimée, elle faisait l’objet de moqueries.
Tortionnaire de ses élèves, elle devait jouir de ce qu’elle leur infligeait.
Elle arrachait des poignées de cheveux ou bien déculottait les filles devant tout le monde pour leur asséner une claque sur les fesses.

Il se trouve que j’étais la seule gauchère de la classe de CP. J’étais différente des autres il faut croire, avec « ma patte gauche ». Enfant timide et sage, je ne trouvais pas qu’écrire de la main gauche soit un obstacle à la culture car malgré tout j’écrivais aussi bien que les autres et sans mettre ma main de travers. L’essentiel c’est d’écrire n’est-ce-pas ? Mais cette maîtresse ne tolérait absolument pas que l’on puisse déroger à la règle. De nature revêche et autoritaire, elle faisait régner la crainte.

Avec sa règle de bois, elle m’assénait des coups pour que je quitte cette tare et m’invectivait de noms peu réjouissants. C’est mal d’être gaucher ou gauchère. Je l’ai profondément détestée voir même haïe de me faire honte devant tout le monde. Moi, je voyais cela comme une profonde injustice. Je me suis sentie obligée de me soumettre à son bon vouloir et d’écrire de la main droite. Elle me faisait très peur et il n’était pas question qu’elle aille jusqu’à me défroquer. Dans sa classe, j’ai donc été une gauchère contrariée. C’est un traumatisme qui ne donne pas confiance en soi et humilie. Ma main gauche règne en maître et je ne me reconnais pas en écriture de la main droite, cela ne vient pas naturellement. Je suis obligée d’écrire plus lentement de la main droite.

On se fait une fausse image de soi devant les autres. On est jugé, observé et on ne comprend pas ce que l’on vous impose. On culpabilise car les droitiers, c’est la norme, donc je suis anormale. On craint le jugement et l’humiliation et cela génère une colère refoulée. Il faut aussi que l’on ne soit pas maladroit avec les objets conçus pour les droitiers.
Heureusement, il y en a quelques-uns tout de même « spécial gaucher ».

Avec le temps on oublie et on se protège, mais on ressent une blessure subtile de l’âme. Maintenant, et c’est tant mieux, on laisse en paix les gauchers.
Ma fille est gauchère aussi.
Elle n’a jamais été contrariée. Je ne l’aurais pas supporté.


Injustement tu es parti Patrick (Michel)

A cette époque je me souviens tu portais encore
Et sans le voir une bonne année de plus que moi
Tu pouvais être moi 
La générosité de ton « Amadeus » urbain en plus. 

Ame à deus ex machina et es social,
La tienne !
Je me souviens c’était juin ou peut être mai,
Le dimanche de pentecôte, 
Le soleil m’enracinait à l’apéro sur la terrasse d’un lac 

Je me souviens tu es passé par la mort et au-delà 
Comme on passe au jardin ; 
Le tien peut être ?
Devant la douceur en fleur et l’étonnement des cucurbitacées,
Je me souviens de ta main
Que je n’ai pas vu tendue au bout de tes yeux,
Pas lu tendue, 
Pas plus que mon oreille
Sans doute dévouée au silence en ces moments-là,
Cette oreille que j’ai dû aliter en choisissant entre toi et moi 
Ou que j’ai tu
Un rendu valant mieux que deux tu l’auras.

En ces temps-là tu faisais social comme on fait soleil !
Et pas lu ta main
A force de la savoir ouverte ou bleu quai ;
Pas vu le bleu de l’âme,
Ni le fond d’écran qui baignait dans l’acide.
Pas vu ni à la première ni à la double 
Mort à vue que je t’ai prêtée
Pas lu non plus ton regard outre-tombe,
Pas pris, 
Hors de prix ton dévouement !

Et tout est foutu le camp
Comme une vitesse dans une ligne droite en platanes
Qui te plante en sortie de virage 
Exit la vie
Seule reste la rage au ventre 
Excès de vie rage
Fin

Excès du don de soi
Toi candide de candeur et de sucre roux
Le camp du gourou que tu ne voulais pas être 
Le quant à soi qui te faisait juste et modeste.
Je me souviens c’était un samedi rien qui dit, 
Un poil ensoleillé,
Un poêle de cercueil que je ne sentais pas de sapin.
Le téléphone qui ne dit rien ! 
Le téléphone qui hurle un mot ou deux :
Mort et merde !

Et tout est foutu le camp. 
Un chant s’est fissuré,
Un mur voilé s’est dressé dans ma tête

Avant même que je sache pour qui, pour quoi, 
On a dessiné une porte sur le mur ;
Une de ces portes malheur qui se ferment aux sourires et sur l’avenir.
Le mur s’est dressé. 
La porte s’est fermée.
Le camp s’est levé comme un linceul homme
Sans saluer la fin du spectacle.

Bien plus tard la femme est venue, 
Drapée de ton deuil,
Vêtue de noir et d’hermine,
Légitime dans sa dignité.
J’ai versé mon silence des règles et de bon aloi,
Comme un gamin donne le change
Pour se faire oublier ou pardonner

Bien plus tard encore 
Je n’ai même pas su être le gardien de ta ville-ensemble ; 
Ni de ta ville solidaire, 
Ni de tes valeurs détaxées,
Décomplexées ;
Pas très actuelles mais tellement d’actualité,
Tellement généreuses.

Tu avais ces valeurs qui ne se monnayent pas
Et très tard ce soir
Je me rappelle l’ordre de tes choses
Et les miennes tournent en désordre.

1 Comment

  1. Marie, c’est tout simplement poignant et plein de pudeur. Touchée je suis…
    Michel, c’est très beau, c’est émouvant, c’est triste. une histoire inachevée…
    Margaux, le temps a laissé une blessure subtile de l’âme, j’adore. Mon frère cadet a été un gaucher contrarié, il en a gardé un bégaiement à chaque fois qu’il est contrarié, et un QI très élevé…
    Merci pour vos écrits, je m’en remplis

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