L'atelier d'écriture

Un réveillon de Noël dans les Caraïbes : celui des quinze ans de Camille

Un titre un peu long pour expliquer que je laisse la page aux participants de l’atelier… Camille a bien voulu se prêter au jeu et nous raconte, avec beaucoup de sensibilité, un réveillon qui l’a beaucoup marquée, adolescente. Elle a grandi en Guadeloupe et cette année-là, elle a 15 ans… Elle part dans l’île des Saintes où le réveillon se célèbre toute la nuit. Un souvenir pour toute la vie…

Photo : Artem Bali 

 « Je suis l’enfant adoptive d’un îlet au cœur de la mer des Caraïbes. J’ai déployé mes ailes sur une perle suspendue dans le temps et dont l’âme bouge au rythme humain. Un îlot au parfum unique. J’y ai gravé l’empreinte singulière de mon enfance. Là-bas, il y a des soirs et des matins de rêve. Et il y a un réveillon de Noël particulier gravé dans ma mémoire.

Ce matin-là, j’avais quitté la Guadeloupe en bateau depuis Trois Rivières pour rejoindre la baie de Terre-de-Haut, un îlet de l’archipel des Saintes. Une des plus belles baies du monde, dit-on et ce n’est pas moi qui dirai le contraire. À l’arrivée du bateau, mon cœur battait la chamade. L’eau turquoise, les petites maisons colorées qui se détachaient des mornes, les bateaux au mouillage… J’y étais ! J’étais chez moi. Je le ressentais au cœur de toutes mes cellules. Les Saintes. Je savourais sa beauté retrouvée intacte et sa sérénité… Mon île… Ma maison. La plage à arpenter, les grains de sable à comptabiliser. Il y avait des vérités à réapprendre, des souffrances à dissiper, du bonheur à retrouver, de la paix à construire. Il y avait l’amour à réhabiliter et la mort à mettre à pied. Il y avait mon île et la vie à rendre belles…

Juste avant minuit, famille et amis, nous étions tous à table dans la maison de Terre de Haut. J’avais fêté mes quinze ans l’été dernier et mon ami d’enfance, Guy, était assis à mes côtés. Le rhum parfumé aux agrumes macérées avait stimulé notre bonne humeur. Les boutades, les trais d’esprit, les plaisanteries et les blagues légères fusaient au travers de la table. Ma mère avait ouvert les festivités avec le traditionnel pâté de noël, aux herbes aromatiques. Mon palais garde encore en mémoire le goût du boudin créole, relevé à souhait, au parfum de piment et autres épices. J’aimais sa présentation en chapelet, son tendre et son moelleux, son fondant sous la langue… Comment oublier la saveur incomparable du ragoût de cochon accompagné d’ignames sasa, alors que c’était mon père qui, pour cette unique occasion, l’avait cuisiné, ainsi que le jambon caramélisé à l’ananas. Je l’entends encore fredonner au-dessus de la gazinière vétuste :  « Honoré ! Honoré ! Kochon-la ka krié. Alé filé Zoutiw. Nwel-la ka rivé. »

Les portes et fenêtres étaient grandes ouvertes sur la nuit tiède et étoilée des Antilles et j’entendais à travers nos rires, le chant envoûtant des grenouilles, des cricris et des cabris-bois. Un mélange de coassements, de sifflements, hululements et bourdonnements. La nuit, elle aussi, était en fête.

Au douzième coup de minuit, un groupe de Saintois joua une aubade sous nos fenêtres. Il y avait un accordéoniste, un guitariste et un violoniste : biguines chaloupées, calypsos endiablés, boléros ensoleillés furent au programme. Guy avait saisi ma main, aussi ému que moi de ce cadeau d’amitié. Nous tapions des mains à tout rompre, entonnions les refrains à tue-tête et leur fîmes une véritable ovation… Grisés par le succès, les Saintois nous régalèrent d’une nouvelle série de biguines, puis conclurent par le chant traditionnel de Noël « Michaud veillait ».

Sur la nappe de dentelle blanche, brodée d’hibiscus bleutés, on disposa les croustillants « tourments d’amour » dont la pâte sucrée garnie de coco râpé et de goyave me faisait littéralement fondre de plaisir. Du bonheur en bouche ! C’était ma sœur aînée qui les avait confectionnés. Encore maintenant elle en fait à chaque Noël, à la grande joie de ses petits-enfants.

Sur la galerie de la case voisine, des enfants jouaient au pied d’un filao, sapin des tropiques, et comparaient leurs cadeaux. Je faisais briller à la lueur des chandelles l’argent du bracelet que mon ami d’enfance venait de m’offrir. Tout en maille cordée. Mon premier bijou. Oui, j’étais au paradis !… de la douceur de vivre… du plaisir de la table… Des événements simples avec des gens simples… de la poésie… de la musique… Et maintenant des sentiments qui ressemblaient fort à de l’amour.

À tour de rôle les uns s’assoupissaient quelques heures pendant que les autres veillaient. Ici, on célébrait Noël toute la nuit. Des cases environnantes, on entendait des chants traditionnels et des éclats de rire. Guy me faisait danser des biguines torrides, des tangos langoureux et des chachachas trépidants… Son charme était tel que je devenais follement amoureuse de lui. Le temps d’une danse ou par un clin d’œil complice, il me faisait croire que j’étais la plus belle, la plus séduisante et que nous avions le pouvoir d’apprivoiser le bonheur d’un simple sourire. J’étais ensorcelée.

À cinq heures du matin, d’autres Saintois vinrent frapper à la porte : ils illuminaient la nuit noire en agitant des flambeaux et nous entraînèrent dans une farandole joyeuse et un peu folle. Aux chants créoles se mêlaient des rires et interpellations. Des bouteilles de rhum circulaient de main en main. Une bonne partie de l’île était là.

Tout-à-coup la foule se mit en branle et gravit le sentier qui serpentait jusqu’au sommet du « chameau », massif carré, surplombant les Saintes. Progressivement, Terre-de-Haut s’étalait à nos pieds. Au fil de notre ascension, j’appréciai le rafraîchissement de l’air. Lorsque nous parvînmes au point culminant, nous nous tournâmes tous vers l’est. J’ai demandé à mon voisin : « Et maintenant ? » Il me chuchota à l’oreille : « Regarde dans cette direction. » Dans la ligne de son index tendu, le ciel se transformait peu à peu. Ses couleurs flirtaient avec le bleu cobalt, le turquoise et l’orange fluorescent. Les nuages satinés de rose, ourlés de blanc, se fondaient dans le firmament comme un voile transparent. Et soudain, je ne sus si c’était encore la nuit ou déjà le jour !Des filaments de lumière surgirent en éventail derrière une ligne dorée horizontale délimitant le ciel et la mer. Leurs reflets scintillèrent sur la crête des vagues.

Un son mélancolique s’échappa d’un violon et s’éleva soufflé par la brise marine. Succédant à un long silence, murmures et soupirs accompagnèrent le musicien. Puis le soleil apparut encore aplati de sommeil. Une trompette célébra triomphalement la naissance du jour. Un autre instrument se mêla au violon et à la trompette, puis un autre encore… La biguine remua les pieds en cadence, balança les hanches, hocha les têtes, donna des impatiences dans les jambes et enfin releva la totalité des spectateurs dans une même danse sensuelle, véritable hymne au soleil ! Le jour était là…

Avant que le soleil et les embruns ne brûlent à nouveau l’îlet, nous avons tous rejoint le village, profitant de chaque instant, de chaque ruelle. La petite place centrale illuminée de guirlandes clignotantes, la rue principale qui longe la mer, les cases colorées le long des rues Jean Calot et Benoît Cassin, l’église avec sa belle façade et son plafond intérieur en forme de carène renversée. Certains firent un détour par le cimetière embelli de coquilles de conques pour honorer les marins perdus en mer.D’autres, comme ma famille et nos amis retrouvèrent le chemin de leur maison. Mais Guy et moi avons emprunté le sentier secret menant à la solitaire plage de Pompierre, protégée des grandes vagues du large par les Roches percées. En silence, nous nous sommes assis sur le sable fin déjà imprégné de soleil, trait d’union entre la mer et la terre. Derrière nous, une frange de cocotiers berçait ses palmes luisantes, là débutait le royaume de la terre. Devant nous, la dernière écume mourait en jetant un dernier éclat diamantin.

Il est dans chaque être un lieu, où il se trouve au cœur de lui-même.

Il est des douceurs de grains de sable sous les pas. De la même sensualité que le sang qui coule dans les veines.

Face aux vagues qui malmenaient inlassablement les Roches Percées, Guy me raconta une histoire que lui avait transmis un vieux Saintois, Henri F. Lui-même adossé au tronc d’un flamboyant en fleur, il avait écouté le sage qui était assis sur le rebord de sa barque de pêche.

Il était une fois une île où tous les différents sentiments vivaient : le Bonheur, la Tristesse, le Savoir, ainsi que tous les autres, l’Amour y compris. Un jour, on annonça aux sentiments que l’île allait couler. Ils préparèrent donc tous leurs bateaux et partirent. Seul l’Amour resta. L’Amour voulait rester jusqu’au dernier moment. Quand l’île fut sur le point de sombrer, l’Amour décida d’appeler à l’aide.

 

La Richesse passait à côté de l’Amour dans un luxueux bateau. L’Amour lui dit :

– Richesse, peux-tu m’emmener ?

– Non car il y a beaucoup d’argent et d’or sur mon bateau. Je n’ai pas de place pour toi. 

L’Amour décida alors de demander à l’Orgueil, qui passait aussi dans un magnifique vaisseau.

– Orgueil, aide-moi je t’en prie ! 

– Je ne puis t’aider, Amour. Tu es tout mouillé et tu pourrais endommager mon bateau.

La tristesse étant à côté, l’Amour lui demanda :

– Tristesse, laisse-moi venir avec toi.

– Ooooh…. Amour, je suis tellement triste que j’ai besoin d’être seule !… 

Le Bonheur passa aussi à côté de l’Amour, mais il était si heureux qu’il n’entendit même pas l’Amour l’appeler ! 

Soudain, une voix dit : « Viens Amour, je te prends avec moi ! » C’était un vieillard qui avait parlé. L’Amour se sentit si reconnaissant et plein de joie qu’il en oublia de demander son nom au vieillard. Lorsqu’ils arrivèrent sur la terre ferme, le vieillard s’en alla.

L’Amour réalisa combien il lui devait et demanda au Savoir :

– Qui m’a aidé ? 

– C’était le temps, répondit le Savoir.

– Le temps ?, interrogea l’Amour, mais pourquoi le Temps m’a-t-il aidé ?

Le Savoir sourit, plein de sagesse, et répondit :

– C’est parce que seul le Temps est capable de comprendre combien l’Amour est important dans la vie.

En quittant les Saintes le 26 décembre de l’année de mes quinze ans, je lui ai dérobé un éclat flottant d’espace. Un fragment intemporel.

Le jour de Noël, quarante-cinq ans plus tard, j’ai à nouveau foulé cette terre-refuge émergée de la mer bleue,avec mon pas de femme libre, le front nu, les pieds en espadrilles, sans horde ni tribu, parmi le chant des mystérieux souffleurs des Roches Percées. J’ai observé la grande faille très impressionnante qui laisse entrevoir la mer en bas, continué ma montée parmi les bosquets de mancenilliers, les cactus Tête à l’Anglais, les cactus cierges et entre les arbustes frangipaniers. Les cabris restaient nombreux et sauvages.

Je ne pouvais rester insensible au paysage, à la lumière des Saintes, à la torpeur des Antilles dans laquelle baigna mon enfance et qui ont façonné mon regard ! Peut-être parce que la nuit de Noël de mes quinze ans, je suis devenue moi aussi une île, à la naissance du soleil. »

 

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