Dans La Vie matérielle, Marguerite Duras raconte qu’elle a la manie de parler à des inconnus. Spécialement dans les avions et les trains.
Engager la conversation pour un oui ou pour non, quel genre de conversations cela peut-il donner ? On commence avec celles de Catherine C., Alain, Renée et Françoise !
Photo : Polina Sirotina
Un matin de confinement (Catherine)
Un matin de confinement, j’arrive au tabac-presse sur la place du village et découvre, dépitée, une longue file d’attente sur le trottoir ; il va falloir prendre son mal en patience. L’homme, à 1,5 mètre devant moi engage de suite la conversation et poliment je lui réponds, pensant que cet échange ne va durer que quelques minutes, le temps d’échanger des banalités sur le temps qu’il fait ou sur les tracasseries du confinement.
Que nenni ! Je suis tombée sur un bavard qui me raconte sa vie en deux minutes et me saoule rapidement avec ses pensées toutes faites. Je réponds bientôt par des hochements de tête et je réfléchis à des solutions possibles pour stopper ce qui devient bientôt un supplice. Je tourne alors la tête pour regarder intensément la voisine derrière et lui proposer un brin de causette salvateur. Mince ! Elle est penchée au-dessus de ses mains, concentrée sur son portable et ne me voit pas la supplier du regard.
Lorsque je me retourne dans le sens de la file, l’homme poursuit la discussion, là où il l’avait laissée : « Vous savez, y’a des gens qui … . », « Vous savez, moi je … ». Au fil des mots et de ses affirmations, je découvre, désappointée, que j’ai à faire à un misogyne, flatteur, menteur, intolérant et vantard. La liste commence à être longue et je me surprends à l’écouter sans l’interrompre afin de compléter la liste de ses défauts. Bingo ! Il commence à évoquer la politique intérieure de la France, (Je vous passe les termes exacts), et je peux rajouter « xénophobe » à ma liste de ses défauts.
Cet homme est vraiment insupportable ! J’en ai assez entendu et décide de quitter la file soudainement.
Tant pis si mon mari me fait la tête ; je rentre sans le journal à la maison !
La petite Causette (Alain)
Etant un impénitent bavard, j’engage volontiers la conversation même avec des « étrangers ». Si on me cherche on me trouve assez facilement dans ce registre…
Le dernier échange dont je me souviens était sur le parking de l’Intermarché.
Nous avions presque terminé d’engouffrer nos courses « hebdomadaires » dans le coffre de notre Clio3.
Notre voisin de parking, après avoir rangé son caddy dans l’endroit ad hoc, est revenu vers son véhicule. C’est lui qui a engagé la conversation. J’ai rapidement su qu’il était retraité, avait vécu en région parisienne et depuis quelque temps s’était installé dans le coin.
Il avait terminé sa carrière cadre dans une entreprise d’Ile de France. Avant il était officier de la Marine Marchande. Il avait passé une bonne partie de sa jeunesse à naviguer sur différentes mers du globe. Son armement était basé à Rouen.
Je ne me souviens que d’une partie de ses propos, il a dû me parler de sa fille…
Au bout d’un certain temps Catherine m’a fait signe de décoller. Je crois que nous avions un rendez-vous et nous risquions d’être en retard.
Tout bavard trouve son maître de temps en temps, j’ai de la ressource, mais il avait au moins une coudée d’avance…
Dans un bus (Renée)
– Il fait chaud aujourd’hui !
Le bonhomme obséquieux en face duquel je viens de m’assoir dans le bus bondé me lance cette banalité.
Par politesse, convention sociale, ou réflexe d’éducation, je réponds un « oui » à peine audible coupant court à la conversation.
Le bonhomme, un peu lourd, dans tous les sens du terme, continue en me regardant : « les bus sont en retard ce matin ! »
A l’évidence, il ne m’inspire pas et je le montre en détournant la tête. Mais les concepteurs de bus se sont ingéniés à faire des sièges en vis à vis particulièrement rapprochés de sorte que je dissimule mes pieds le plus loin possible sous mon siège pour ne pas toucher ceux de ce voisin intrusif qui doit chausser au moins du 45.
Le bus tourne sur le « Boul’vard » à vive allure, les passagers debout s’accrochent aux lanières, barres et autres supports fixes ; les passagers assis tanguent, mon voisin d’en face heurte mes jambes avec ses genoux, il rit béatement. Dégoûtée, je dissimule un peu plus mes pieds sous le siège. Je compte intérieurement le nombre d’arrêts avant le mien et estime le temps qu’il me reste à supporter. Le bus est rempli en cette fin de semaine, je ne peux même pas envisager de descendre tout de suite.
Je compte intérieurement : un arrêt, deux, trois, le bus file je n’écoute plus les propos du bonhomme enrobés dans des sourires baveux.
Le bus arrive enfin à la gare sur un coup de frein brusque, je m’apprêtais à me lever, déséquilibrée, mon pied gauche part en avant, écrase le pied droit du bonhomme, j’en profite pour bien appuyer de tout mon poids, murmure un « pardon !» hypocrite. Mon regard tombe sur ce pied écrasé, et, je vois une matière marron, probablement d’origine canine, étalée par mes soins sur la chaussure du bonhomme !!! Il me semblait bien sentir une odeur suspecte pendant le trajet…
Je m’extrais de ma place, et file vers la sortie. Le bonhomme reste assis, les yeux rivés sur son pied, l’air décomposé.
Le bus part.
L’art de la communication (Françoise)
Je venais à peine de m’installer sur une chaise que mon voisin de droite me lança un « Bonnjourne ! » timide. Je lui souris, tout en me demandant quel était cet accent que je n’avais jamais entendu par ici. Encouragé par mon sourire avenant, il engagea la conversation :
– fguegfuhfijhebvfnvnfvo.
– Pardon, me risquai-je. Je ne comprends pas.
– vnbikhnjhnlgldfkorqjilgjij.
Sans doute me parlait-il de son état de santé ou de celui de la jeune femme qui l’accompagnait. Je le regardai d’un air engageant pour lui indiquer que je compatissais.
– hglkgokohktrpk,jghbsyegfyfve !
L’homme manipulait son téléphone d’un air contrit. Il me fendait le cœur. Je posai ma main sur son bras et lui répondis :
– Gardez l’espoir, monsieur, cela va s’arranger.
– vdhvdgfsdtfezme,mlm oj Merrrci, Madam.
– De rien… je comprends votre inquiétude.
Encouragé par mon écoute, il reprit :
– bhbvshfvhvey. fgrygfgu qzeiohifhei.
– Bien sûr, lui dis-je en acquiesçant de la tête.
Je ne risquais pas grand-chose… D’ailleurs, il se pencha vers moi et me présenta son téléphone sur lequel s’affichaient deux adorables fillettes. Je le gratifiai de mon sourire le plus attendri et saisis le Smartphone qu’il me tendait.
– fhlgjojroiehf hfuegzuyfgzey cndlksvnmodh…
– Oui ! Je veux bien regarder, ce sont vos filles ?
Il hocha la tête.
– hfjghuzge kjikj.
Je fis défiler les photos un petit instant. Il semblait ravi. Soudain, l’écran devient noir… Confuse, je triturai nerveusement les touches, me lançai dans quelques manipulations hasardeuses, jusqu’à ce qu’enfin, les photos reviennent. Oups ! Il était temps que je rende cet objet si précieux à ce gentil monsieur avant de faire d’autres bêtises. Je le lui tendis. Il l’inspecta longuement. Je ne savais plus où me mettre… Et puis soudain…
– djfbflkjguhebhezgvyrgye !!! s’écria-t-il.
Et, alors qu’il se levait à l’appel de son nom, sans plus de manière, il m’invita à me redresser et fit claquer deux baisers tonitruants sur mes joues, encore rouges de honte.
– cxsjehe, me lança-t-il avant de sortir de la salle.
– cxgfdftzf, me hasardai-je essayant d’imiter ces derniers mots qui devaient être un au revoir.
Je me rassis, troublée par cet échange improbable. Alors que je me remettais de mes émotions, ma voisine de gauche se pencha vers moi et me glissa à l’oreille :
– vhfgeygyhii, Madame. Vous pouvez réparer mon téléphone aussi ?
Puis, devant mon air éberlué, elle ajouta :
– Vous venez bien de dire à ce monsieur que vous êtes dépanneuse de Smartphone ?