Le récit est aussi magnifique que l’histoire est douloureuse. Lina, 75 ans, invite ses fils à déjeuner et leur révèle le terrible secret qui l’a hantée toute sa vie. Alors qu’elle avait à peine vingt ans, elle a été contrainte d’abandonner la petite fille qu’elle venait de mettre au monde…
L’épisode est d’autant plus tragique que deux ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 17 ans, Lina avait déjà donné naissance à un « bâtard », le narrateur. Deux fois « fille-mère », c’est insupportable au sein de cette famille déchirée, et pour cette mère puritaine qui gère une fratrie désaccordée.
Fini la parenthèse enchantée. Ta mère est excédée. […] Il ne manquait plus que ça, un bâtard dans le ventre de Lina ! Quand l’enfant sera là, on avisera. « Ça se tassera », répète Mamie, sans que tu saches ce qu’elle entend par « se tasser ». C’est après que tu la verras à l’œuvre. De tout cela je connais l’essentiel. Très jeune j’ai épié les conversations des adultes, quand ils croient que les enfants n’écoutent pas. Ce que je sais tient en peu de mots. À seize ans, tu as aimé Moshé Uzan, un jeune étudiant en médecine natif de Fès. Tu ne m’en as jamais parlé. C’était trop de chagrin d’évoquer cet amant disparu par l’opération du Saint-Esprit, si on peut appeler ainsi les manigances de ta mère pour l’éloigner à coups de chapelet.
Chez les religieuses, on arrache donc à Lina cette petite-fille pour la donner à une autre femme. Et Lina taira cette blessure toute sa vie. Le narrateur est chaviré par la nouvelle; elle va pourtant éclairer d’un jour nouveau cette mère qu’il est incapable d’étreindre et qu’il tient à distance depuis toujours. Sonné, il part à Nice, la ville où il est né (on avait éloigné Lina et son gros ventre du terreau familial) et a passé ses premiers instants.
Je me suis accroché à des gestes simples, rassembler mes affaires de toilettes, penser à mes chargeurs de téléphone et d’ordinateur, prévoir un short et des tennis s’il me prenait l’envie de courir. Ma vision de Lina vacillait. Il faudrait réviser les silences, réviser les absences. Réviser nos vies entières. Au moment de nous séparer, Sylvie m’a demandé s’il y avait une autre femme. J’ai dit oui, ma mère.
Pour chercher quoi ? Sa mère et ses 17 ans, l’empreinte de sa naissance.
La colline du château s’est drapée de brume. Je me suis dépêché de dévaler l’escalier monumental. J’avais besoin de retrouver la tiédeur du soleil, la lumière à la place des ombres. De te retrouver toi, petite maman. En 1960, le virus de l’amour est une sale maladie quand on n’a pas la bague au doigt. Dix-sept ans. Je continue à chercher tes dix-sept ans, le sillon qu’ils ont laissé dans les ruelles étroites, dans les reflets des vitrines des marchands d’art et de souliers cambrés où glissent tes rêves inaccessibles.
Dix-sept ans est un livre splendide. Des éclairs de lumière pure viennent déchirer le récit de ces années rongées par une douleur sourde et persistante, minées par le non-dit, le mensonge et les drames.
Eric Fottorino montre un talent complexe : l’écriture vous enlace, à la fois poétique et incisive ; l’intériorité du narrateur, souvent en lambeaux, vous pèse sur le cœur tout le récit. Et puis l’espoir pointe, la vérité se dévoile et l’on respire à nouveau : tout n’est pas perdu, tout pourrait bien recommencer. Sans la gêne, sans la rancœur, sans la peine.
Je me mets immédiatement en quête de L’Homme qui m’aimait tout bas d’Eric Fottorino et vous invite à plonger dans celui-ci, vous ne le regretterez pas !
Vous pouvez également lire une interview de l’auteur sur le site de sa maison d’édition, Gallimard, très intéressante. Car si on est tenté de lire Dix-sept ans comme une œuvre clé dans le puzzle autobiographique que dessinent les livres de Fottorino, celui-ci prévient : « C’est une fiction, et j’y tiens. Depuis trente ans que j’écris des livres qui résonnent avec ma propre vie, j’ai toujours eu à cœur de mettre à distance les matériaux vrais. Je n’ai pas connu ma mère quand elle avait dix-sept ans, donc, d’une certaine manière, j’ai tout inventé. Mais c’est peut-être encore plus vrai que le vrai »
L’interview se trouve ici.
Vous avez lu cet auteur ? Quel ouvrage avez-vous préféré? J’attends vos conseils !