Bar Kébir années 50
L'atelier d'écriture

Récit d’une enfance près d’Oran : la séance de cinéma

Cette année, dans le groupe de l’atelier, il y a Pierre… Pierre nous raconte avec force détails, et autant d’humour et de tendresse, l’enfance qu’il a vécue près d’Oran. Nous nous délectons toujours de ses anecdotes et de la précision de ses souvenirs. C’est bien simple, on a l’impression qu’un conteur de talent nous lit un manuel d’Histoire. Il y ajoute tant de détails savoureux que nous restons invariablement suspendus à ses lèvres… Parmi les épisodes de son enfance, j’ai tellement aimé celui de la séance de cinéma que je lui ai demandé s’il accepterait de la partager ici. Il a dit oui : merci Pierre!

Voici donc son texte… Le dimanche, Pierre, âgé d’une dizaine d’années, et son petit frère, qui a deux ans de moins que lui, se rendent au cinéma de leur quartier…

Affiche du film Notre Dame de Paris des années 50

 

Le cinéma de Kébir est une comédie en plein air. A lui seul il vaut le détour, pour celui qui aime le plaisir des sensations fortes ! Déjà en faisant la queue devant le guichet pour prendre les billets, on pressent qu’il va y avoir du sport.

Ce cinéma ressemble un peu à un saloon du Far-West : il y a les bousculades, les castagnes pour un rien, les moqueries en patois napolitain (les pêcheurs de Kébir arrivent presque tous de Naples), les resquilleurs qui veulent se faufiler en faisant mine de ne pas y toucher, et les femmes avec des bébés qui pleurent sans arrêt. On se demande pourquoi elles sont venues là avec eux…

 Une fois dans cet antre, on sent une odeur indéfinissable qui nous étreint la gorge et nous fait légèrement toussoter : il y a des effluves étranges de cigarette, de café, d’eau de Cologne bon marché, des corps qui sentent une forte odeur de sueur.

Tout le monde se bouscule pour avoir une bonne place, si possible au premier rang devant et en face de l’écran. Une fois là c’est l’apothéose !

Il faut choisir un fauteuil resté en bon état, car certains ont l’assise fendue après les sauts intempestifs de ceux qui veulent imiter des scènes de bagarre à l’écran.

Le bruit est permanent, comme la fumée des cigarettes qui sont tolérées à l’époque et nous donnent l’impression bizarre qu’on vit dans un autre monde…

Avant le film, c’est le brouhaha des gens qui se saluent longtemps. Ils se racontent à haute voix les derniers évènements de la semaine, dans un véritable charabia.

 Nous deux on attend que ça se passe en mangeant des bonbons. On ne va pas risquer non plus de se prendre une « calbote » comme on dit là-bas pour désigner une gifle.

Le chef opérateur ne connaît que deux ou trois chansons dans son répertoire très restreint. Il connaît son public. Il sait comment le motiver, comme dans une arène avec l’arrivée du taureau. Tout le monde attend ce moment comme s’il s’agissait d’un défouloir.

Il envoie à fond la caisse la chanson « Anne-Lise mon cœur t’appartient » que tout le monde reprend à gorge déployée et désaccordée. Quelquefois il nous passe « la marmite » de Dario Moreno. C’est de la folie collective qui s’empare de ces spectateurs d’un nouveau genre. Tous les dimanches c’est la même histoire, rien n’y fait et rien ne change en attendant le film.

Pendant le film, il y a les « savants » qui savent lire en bombant le torse et ânonnent les paroles surlignées pour leurs amis et leurs parents complètement illettrés ou analphabètes qui écoutent béatement.

S’ils ne vont pas assez vite, ils se font rouspéter durement comme s’ils étaient appointés pour faire cette lecture. Tous les coups sont permis dans ce cinéma de quartier.

Quand on ressort dans la vraie vie, on découvre un autre monde plus apaisé sans doute, plus respirable aussi, mais combien plus triste. Vivement dimanche prochain !

Et je m’en souviens encore, après soixante-cinq ans…

Pierre et fratrie
Pierre (à droite sur la photo), avec son frère et sa soeur

 

2 Comment

  1. et bien cher Ami, on te reconnait bien en communiant tu n’as pas changé d’expression. Un peu moins pour guy qui toutefois garde des traits de même que joelle, qui tire bien de ta maman. Amitiés

  2. Pour imager ce récit, je vous renvoie au film « Cinéma Paradiso » réalisé par Giuseppe Tornatore en 1989 et récompensé par un Oscar en 1990.
    La vision de ce film nous a replongé ,avec délice et un brin de nostalgie, à la réalité de ces truculentes séances décrites par mon frère Pierre.

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